Ce texte a été publié dans la Presse du 24 juin 2023.
Le matin du 6 juillet 2013, je débute la première de deux semaines de vacances bien méritées. Je suis complètement déconnecté de l’actualité depuis la veille au soir. J’ai choisi de fermer mon ordinateur, de ne pas lire les nouvelles.
J’ai besoin de décrocher.
À l’époque, je suis le directeur des communications et porte-parole du syndicat des Teamsters canadiens. Je compose régulièrement avec toutes sortes de situations difficiles : grèves, lock-outs, fermeture d’usine, etc.
Soudainement, mon portable vibre : c’est Radio-Canada. Je ne me doute pas que la pire catastrophe ferroviaire de l’histoire de Québec est survenue cette nuit-là.
Je prends l’appel. Un choc électrique me parcourt l’échine en écoutant le journaliste. Je comprends vite que la situation est très sérieuse. Dans les minutes et les heures qui suivent, une avalanche de messages textes, de courriels et d’appels me tombe dessus. Bien que mon syndicat ne représente pas le personnel de la Montreal Maine & Atlantic, il défend quand même les intérêts de la vaste majorité des salarié·es qui œuvrent dans le secteur ferroviaire. Il est donc naturel que les journalistes se tournent vers moi.
Mes vacances sont évidemment terminées. J’entre dans un marathon d’entrevues qui durera six semaines consécutives. Je me rends disponible 24/7; des consœurs et confrères du secteur ferroviaire me prêtent main-forte tout en me fournissant des informations très utiles. Je n’ai jamais autant appris sur le transport par train que dans les heures qui suivent le déraillement.
Au fil de mes conversations pour me documenter en préparation des entrevues, je constate que la crainte d’une telle catastrophe existait déjà. Mes amis cheminots me décrivent, preuves à l’appui, les racines du mal. Cette tragédie était écrite dans le ciel depuis bien longtemps, on ne savait juste pas qu’elle se déroulerait à Lac-Mégantic.
Quelque temps plus tard, je visite la communauté dévastée. L’odeur de pétrole, les bâtiments atomisés, la masse informe de wagons empilés et, surtout, la douleur et la consternation sur les visages des gens de Lac-Mégantic marquent mon esprit. Je n’étais pas présent lorsque tout a explosé, mais je ressens émotionnellement l’onde de choc en différé. Les gens ont l’air de zombies.
Depuis Lac-Mégantic, il y a eu le déraillement de Field en Colombie-Britannique où trois cheminots du Canadien Pacifique ont perdu la vie. Il y a aussi eu 9 autres cheminots décédés dans diverses circonstances, au travail.
Le Bureau de la sécurité des transports du Canada recensait d’ailleurs 1038 « accidents » ferroviaires en 2021. Aux États-Unis, on rapporte qu’il y a eu 1095 déraillements la même année.
Depuis le 6 juillet 2013, un reportage de la CBC sur la mort des cheminots à Field, le documentaire de Philippe Falardeau sur la tragédie de Lac-Mégantic, des livres et d’innombrables articles nous apprennent des choses troublantes sur le transport ferroviaire. Pourtant, certaines questions ne trouvent pas de réponses claires. Par exemple : pourquoi nos gouvernements ne mettent-ils pas fin à l’autoréglementation de l’industrie ferroviaire? Comment se fait-il que Transports Canada n’ait pas embauché plus de personnes pour inspecter les voies ferrées et le matériel roulant comme cela a été réclamé à l’époque? Pourquoi les autorités municipales n’interdisent pas la construction de bâtiments près des voies ferrées?
Plus important encore : avons-nous réduit notre dépendance aux hydrocarbures? Avons-nous resserré toutes les lois et les règlements afin de garantir la santé et la sécurité des populations et des travailleurs et des travailleuses du rail? Les vrais coupables de toutes ces tragédies ont-ils été punis?
Mes collègues de l’industrie ferroviaire me disaient encore il n’y a pas si longtemps qu’un autre déraillement pourrait se produire en plein milieu d’une grande ville, au cœur d’une communauté endormie par un beau soir d’été ou près de l’école de quartier. Imaginez une explosion dans le Vieux-Montréal, à Toronto ou au port de Vancouver!
Dix ans plus tard, je ne peux oublier la profonde marque qu’a laissée la tragédie de Lac-Mégantic et ses 47 victimes dans ma vie. Et je n’arrive pas à me débarrasser de cette crainte tapie eu fond de moi qu’une autre tragédie de la même ampleur pourrait survenir dans 10 minutes.
Expert en gestion de crise, Stéphane Lacroix était directeur du service des communications du syndicat des Teamsters lors de la catastrophe de Lac-Mégantic. Pour le contacter : LacroixRP.com.
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