Cette lettre d'opinion a été publiée dans le journal Les Affaires en réponse à une chronique publiée quelque temps auparavant dans le même média.
Amazon vient de fermer ses trois centres de distribution au Québec. Soit.
Officiellement, la décision repose sur des motifs logistiques, mais personne n’est dupe. Partout où ses employés tentent de se syndiquer, l’entreprise réagit avec le même schème de comportement. L’entreprise de Jeff Bezos n’est pas un cas isolé. C’est le visage moderne d’un monde du travail où la syndicalisation est perçue comme une menace et où les employeurs, même les plus puissants, manœuvrent pour affaiblir le pouvoir collectif des travailleurs. Dans ce contexte, le débat sur la Formule Rand prend tout son sens.
Empêcher le parasitisme
Depuis 1946, cette règle garantit que tous les travailleurs et travailleuses d’une unité syndiquée contribuent financièrement aux négociations collectives, qu’ils soient membres du syndicat ou non. Son objectif est simple : empêcher que certains profitent des avantages syndicaux sans participer à leur financement. Mais aujourd’hui, elle est attaquée par ceux qui prônent un modèle de dérégulation totale, s’inspirant des lois “Right-to-Work” américaines qui fragilisent les conditions de travail des membres syndiqués en rendant la cotisation facultative.
La critique principale repose sur la liberté individuelle. Pourquoi forcer quelqu’un à financer un syndicat s’il ne veut pas en être membre ? Cette question omet un détail fondamental : les bénéfices de la négociation collective s’appliquent à tous et toutes. Meilleurs salaires, conditions de travail plus sécuritaires, protections en cas de litige – chaque gain syndical profite à l’ensemble des employés. Refuser de cotiser tout en en récoltant les fruits, c’est profiter du système sans y contribuer. C’est du parasitisme.
L’obligation de rendre des comptes
Cela dit, la Formule Rand n’est pas parfaite. En assurant aux syndicats un financement stable, elle peut les déconnecter de leurs membres. Un syndicat qui n’a pas à convaincre ses membres de cotiser risque de tomber dans une routine bureaucratique, loin des réalités du terrain. Un financement obligatoire ne doit jamais remplacer l’obligation de rendre des comptes. Un syndicat fort ne se mesure pas à son budget, mais à sa capacité à mobiliser, à écouter et à livrer des résultats.
Derrière ce débat, il y a une question plus large : quelle place voulons-nous accorder aux syndicats dans une économie où la précarité gagne du terrain ? La montée des emplois temporaires (la « gig economy »), du travail à la demande et des plateformes numériques fragilise les protections des gens sur le marché du travail. Abolir la Formule Rand ne ferait qu’accélérer cette tendance, en affaiblissant la seule structure encore capable de permettre la négociation de conditions de travail décentes.
Ceux qui plaident pour sa disparition promettent plus de liberté, mais omettent de dire que, dans les États américains qui ont adopté des lois similaires (le fameux modèle « Right-to-Work »), les salaires sont plus bas et les emplois plus précaires.
Si les syndicats veulent défendre la Formule Rand, ils doivent prouver qu’ils sont à la hauteur des défis actuels. Ils doivent être plus transparents, plus à l’écoute et démontrer que leur action a un impact concret. De leur côté, celles et ceux qui veulent son abolition doivent être honnêtes sur les conséquences réelles d’un monde du travail où la négociation collective serait affaiblie. Parce que derrière ce débat, une chose est certaine : les droits des travailleurs et travailleuses ne tiennent qu’à un fil.
Et ce fil est plus mince qu’on ne le croit.
Stéphane Lacroix a œuvré plus de 20 ans comme directeur des communications d’un syndicat canadien. Il est désormais expert-conseil en relations publiques et en gestion de crise.
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